Ὁμώνυμα λέγεται ὧν ὄνομα μόνον κοινόν, |
Sont dites équivoques[1] des choses qui ne possèdent qu’un nom en commun, |
ὁ δὲ κατὰ τοὔνομα λόγος[2] τῆς οὐσίαςἕτερος,
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alors que la formule correspondant à ce nom est différente[3]. |
οἷον ζῷον ὅ τε ἄνθρωπος καὶ τὸ γεγραμμένον· |
Ainsi dit-on animal à la fois l’homme et son portrait[4]. |
τούτων γὰρ ὄνομα μόνον κοινόν, ὁ δὲ κατὰτοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας ἕτερος· |
Ces choses, en effet, ne possèdent qu’un nom en commun, alors que la formule correspondant à ce nom est différente. |
ἐὰν γὰρ ἀποδιδῷ τις τί ἐστιν αὐτῶν ἑκατέρῳτὸ ζῴῳ εἶναι, ἴδιον ἑκατέρου λόγον ἀποδώσει. |
Car si l’on veut expliquer, pour chacune des deux, ce que c’est qu’être un animal, on fournira pour chacune une formule propre[5].
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Συνώνυμα δὲ λέγεται ὧν τό τε ὄνομα κοινὸνκαὶ ὁ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας ὁ αὐτός, |
En revanche, sont dites univoques des choses dont à la fois le nom est commun et la formule correspondant à ce nom identique[6]. |
οἷον ζῷον ὅ τε ἄνθρωπος καὶ ὁ βοῦς· |
Ainsi dit-on animal à la fois l’homme et le bœuf[7]. |
τούτων γὰρ ἑκάτερον κοινῷ ὀνόματιπροσαγορεύεται ζῷον, καὶ ὁ λόγος δὲ τῆςοὐσίας ὁ αὐτός· |
L’homme et le bœuf, en effet, ont un nom en commun, l’appellation animal, et leur formule aussi est identique. |
ἐὰν γὰρ ἀποδιδῷ τις τὸν ἑκατέρου λόγον τίἐστιν αὐτῶν ἑκατέρῳ τὸ ζῴῳ εἶναι, τὸν αὐτὸνλόγον ἀποδώσει. |
Car si l’on veut donner la formule de chacun et expliquer, pour chacun des deux, ce que c’est qu’être un animal, on fournira la même formule[8]. |
Παρώνυμα δὲ λέγεται ὅσα ἀπό τινοςδιαφέροντα τῇ πτώσει τὴν κατὰ τοὔνομαπροσηγορίαν ἔχει, |
Par ailleurs, sont dites dérivées toutes les choses qui se distinguent d’une autre par l’inflexion[9] et détiennent l’appellationcorrespondant à son nom[10]. |
οἷον ἀπὸ τῆς γραμματικῆς ὁ γραμματικὸς καὶἀπὸ τῆς ἀνδρείας ὁ ἀνδρεῖος. |
Ainsi, de la science des lettres dérive le lettré et du courage, le courageux[11]. |
[1] Ackrill, 1963 : « The terms ‘homonymous’ and ‘synonymous’, as defined by Aristotle in this chapter, apply not to words but to things. Roughly, two things are homonymous if the same name applies to both but not in the same if the same name sense, synonymous applies to both in the same sense. »
[2] Pour ce que dit Heidegger du logos cf.livres/philosophie/phénoménologie/Heidegger/Heidegger La Question du Logos by Françoise Dastur (z-lib.org).pdf
[3] Le mot λόγος (que nous avons traduit par « formule ») est, dans le contexte, le substitut de ὅρος ou de ὅρισμος (« définition »), mais il fait partie de l’expression usuelle ὁ… κατὰ τοὔνομα λόγος que l’on trouve souvent dans les Topiques, par exemple, en VI, 10, 148 b 15 (dans un contexte semblable). Aristote appelle ainsi ce qui expnme l’essence de la chose nommée (ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est : cf. Top, I, 5, 101 b 38). La définition des équivoques, pour sa part, correspond aussi à celle que l’on trouve dans Top, 1, 15, 107 a 18-20. Elle n’est pas elle-même sans équivoque, comme l’ont noté plusieurs auteurs (voir, en tout dernier lieu, Ch. Schields, Order in Multiplicity. Homonymy in the Philosophy of Aristotle, Oxford, 1999, p. 11) et comme l’avaient déjà noté les commentateurs anciens (voir, par exemple, Philopon, In Cat., p. 17 et sqq.). L’ambiguïté vient du fait qu’on ne sait pas s’il faut entendre μόνον (« ne… qu’ ») au sens absolu ou au sens relatif. Dans le premier cas, les équivoques n’auraient absolument rien en commun, sauf le nom ; mais dans le second, ils pourraient avoir d’autres choses en commun, sauf la formule correspondant au nom. Or, dans cette dernière éventualité, il y aurait place pour deux sortes d’équivoques selon qu’ils ont en commun ou non autre chose que leur nom. Dans la première éventualité en revanche, tout ce qui n’est pas équivoque ne serait pas nécessairement univoque : ainsi les choses qui possèdent en commun le nom et autre chose que le nom, mais pas la formule définitoire. Tout ceci n’a aucune incidence dans la suite du traité, où l’auteur ignore les équi- voques et ne s’intéresse explicitement qu’à l’univocité (cf. 3 a 34, b 7 et 9).
[4] L’expression τὸ γεγραμμένον (qu’on pourrait traduire simplement par « le dessin ») est, on le sait, le substitut de ζωγράφημα qui désigne non seulement le portrait de l’homme, mais toutes les figurations d’animaux et même tout objet figuré par la peinture ou par quelque représentation artistique que ce soit. Pareil objet, en grec, est aussi appelé du nom de l’animal ζῷον. L’exemple de l’« animal » ne figure pas dans les Topiques, où l’on trouve cependant un exemple comparable, celui de l’âne (οἷον ὅνος το τε ζῷον καὶ τὸ σκεῦος· ἕτερος γὰρ ὁ κατὰ τοὔνομα λόγος αὐτῶν : 1, 15, 107 a 19-20). Le traité De l’âme parle aussi de l’œil (partie du vivant) et de sa représentation sur la pierre ou en peinture, comme de choses qui s’entendent de manière équivoque (II, 1, 412 b 20-21). On peut aussi comparer l’étoile de mer et les dessins d’étoiles dans Histoire des animaux (V, 15, 548 a 10). Ces exemples et celui des Topiques, illustrent l’équi- voque résultant de l’emploi d’un même terme spécifique (l’âne, l’œil, l’étoile, …) pour désigner à la fois une réalité naturelle et un objet artificiel (fabriqué, sculpté ou dessiné) qui n’a pas les mêmes fonctions et donc ne répond pas à la définition de !’objet naturel dont il a le nom. Ici, l’équivoque vient plutôt d’un terme générique (ζῷον) s’appliquant à tous les objets naturels vivants (dont l’homme), en même temps qu’à toutes les représentations figurées (dont celle de l’homme).
[5] La formule qui exprimerait proprement la nature de vivant appelé ζῷον pourrait être « être naturel animé » ou « ce qui participe à la vie» (cf. Plat., Timée, 77 B et Ar., De l’âme, III, 1, 412 a 13). Celle qui exprimerait proprement la nature des représentations appelées ζῷα pourrait être « œuvre figurée » ou « imitation au moyen de couleurs et de figures » (cf. Ar., Poétique, 1, 1447 a 18-19). Ces formules renverraient, l’une, à un genre particulier de réalités naturelles, l’autre, à un genre particulier d’artefacts. Elles feraient apparaître en tout cas que l’équivocité est le résultat de l’application du même mot ζῷον à des réalités n’appartenant pas au même « genre ».
[6] On trouve encore ce genre de définition dans Top., VI, 10, 148 a 24-25 : συνώνυμα γὰρ ὧν εἷς ὁ κατὰ τοὔνομα λόγος, et en VIII, 13, 162 b 37-163 a ἐν ὅσοις τὸ ὄνομα καὶ ὁ λόγος τὸ αὐτὸ σημαίνει. Cf. VII, 2, 152 b 39. La définition sera répétée plus loin (3 b 7-8).
[7] Les mêmes exemples se trouvent en Top., VI, 6, 144 a 32-34.
[8] Remarquons au passage que la manière dont l’auteur s’est exprimé dans ces deux premiers paragraphes donne à comprendre que l’équivocité et l’univocité ne s’appliquent pas aux mots ou aux « noms » (ὀνόματα), ni aux concepts ou aux « formules » (λόγοι) qui leur correspondent, mais aux choses, « qui ont un nom en commun » (1 a 1-2 et 6-7) et dont « la formule est différente » ou « iden- tique », l’homme et son portrait dans le premier cas, l’homme et le bœuf dans le second. Une certaine indifférence à l’aspect linguistique de la théorie des équivoques et des univoques se traduit peut-être encore par le choix du même mot (ζῷον) pour illustrer les uns et les autres. Ce choix fait apparaître que, selon son emploi, un même mot donne à constater, tantôt un cas d’équivocité, tantôt un cas d’univocité : ici parce qu’il exprime la même réalité générique de deux choses spécifiquement différentes (l’homme et le bœuf), là parce qu’il recouvre deux réalités génériquement différentes (λ’homme et sa peinture). Dans le dernier cas, !’équivocité est significative, moins parce qu’elle révèle positivement deux genres de réalités irréductibles sous l’apparence d’un même mot, que parce qu’elle dénonce négativement l’absence de forme générique commune aux deux réalités nommées de la même façon. L’univocité, en revanche, est le constat de cette forme commune à deux réalités, dites pour cela univoques. En vertu de quoi, Aristote écrit par ailleurs que « tous les genres sont imputés de manière univoque aux espèces » (Top., II, 2, 109 b 6 ; cf. IV, 3, 123 a 28-29 : συνώνυμον γὰρ τὸ γένος καὶ τὸ εἶδος. Pour d’autres implications, voir plus loin (ad 3 a 33-39).
[9] Le mot πτῶσις (« inflexion »), qui entrera dans le vocabulaire des grammairiens avec le sens spécialisé de « cas », se trouve abon- damment employé dans les Topiques (dès 1, 15, 106 b 29 ; 107 a 1 ; etc.) pour indiquer en général toutes sortes de variantes de mots obtenues par changement de terminaison, et qu’on peut mettre en série ; ainsi δικαιοσύνη, δίκαιος, δίκαιον, δικαίως… (II, 9, 114 a 37-38).
[10] Cette définition ou, pour mieux dire, cette présentation (qu’on ne trouve pas dans les Topiques, bien qu’il y soit question des dérivés, par exemple, en Il, 2, 109 b 4 ; etc.) ne précise pas la nature, d’ailleurs vanable, de la différence signalée entre le dérivé et ce dont il dérive. Celle-ci permet d’éviter certaines confusions, par exemple, entre deux imputations catégoriales (cf. 6 b 14) ou entre la qualité et le qualifié (cf. 10 a 30 et sqq.) ; mais, en fait, une fois connue, elle importe moins que les ressemblances, car on peut dire du dérivé ce qu’on dit de la chose dont il dérive. Ainsi, l’opposition qui existe entre le fait d’avoirun état et le fait d’en être privé est-elle aussi l’opposition qui existe entre l’état et la privation (cf. 12 b 1-3). Ce genre d’observation est mis de lavant dans les Topiques (cf. par exemple, I, 15, 106 b 29-31 : εἰ γὰρ τὸ δικαίως πλεοναχῶς λέγεται καὶ τὸ δίκαιον πλεοναχῶςῥηθήσεραι). C’est l’intérêt des « séries » (cf. n. précédente).
[11] Les termes grecs γραμματική et γραμματικός, volontiers traduits par « grammaire » et « grammairien », désignent en fait, respectivement, la capacité de parfaitement lire et écrire et celui qui possède cette capacité jusqu’à pouvoir la transmettre par l’enseignement. Nous avons préféré rendre ces mots par « science des lettres » et « lettré » parce que ces expressions n’évoquent pas, comme « grammaire » et « grammairien », une spécialité des professionnels de la langue, mais plutôt, comme dans le contexte grec, une qualité de gens instruits. – On notera une fois de plus que le dérivé n’est pas le mot tiré, par suffixation ou autrement, d’un autre mot. Le dérivé peut correspondre à un mot dérivé, par exemple suffixé (« courageux » dérive du mot « courage »), mais il peut inversément, en grec comme en français, correspondre au mot qui, grammaticalement, sert de base à la dériva- tion ou à la suffixation (« juste » sert à former le mot « justice » : exemple cité plus loin, en 10 a 31). En fait, le dérivé est une réalité seconde qui suppose une réalité première. C’est, par exemple, un « qualifié » (ποιόν), ainsi appelé d’après une « qualité » (ποιότης) : l’homme ou l’objet blanc qualifié d’après la blancheur (cf. 10 a 27-29). La pnmauté de ceci sur cela ou, pour reprendre l’un des exemples cités dans notre passage, celle du courage sur le courageux, vient cependant uniquement de ce que le courage est une réalité désignée en elle-même, tandis que le courageux, son dérivé, est une réalité nommée d’après celle-ci, c’est-à-dire accidentellement. – D’un autre côté, une certaine dissymétrie a souvent été constatée entre le cas des équi- voques et des univoques d’une part, et celui des dérivés d’autre part. Ceux-ci. en effet, ne sont pas, comme ceux-là, des couples (de choses ayant le même nom), mais des entités uniques (dont le nom vient du nom d’autre chose). Un dérivé, cependant, n’est pas plus séparable de ce dont il est dérivé que ne le sont deux équivoques ou deux univoques : il forme, au contraire, avec lui une série coordonnée (συστοιχία : cf. Top., II, 9, 114 a 35 ; etc.). La différence est que la relation entre un dérivé et ce dont il est dérivé n’est pas symétrique : si A est un dérivé de B, la réciproque n’est pas vraie. Par ailleurs, les dérivés font appel minimalement à quatre entités (deux mots et deux choses), alors que les équivoques et les univoques ne recourent qu’à trois entités seulement (deux choses et un mot).