L’Ancien Régime et la Révolution : livre 1, chapitre 4

Comment presque toute l’Europe avait eu précisément les mêmes institutions et comment ces institutions tombaient en ruine partout

Les peuples qui ont renversé l’empire romain et qui ont fini par former les nations modernes différaient par la race, le pays, le langage; ils ne se ressemblaient que par la barbarie. Établis sur le sol de l’empire, ils s’y sont entre-choqués longtemps au milieu d’une confusion immense, et, quand ils sont enfin devenus stables, ils se sont trouvés séparés les uns des autres par les ruines mêmes qu’ils avaient faites. La civilisation étant presque éteinte et l’ordre publie détruit, les rapports des hommes entre eux devinrent difficiles et périlleux, et la grande société européenne se fractionna en mille petites sociétés distinctes et ennemies qui vécurent chacune à part. Et pourtant du milieu de cette masse incohérente on vit sortir tout à coup des lois uniformes.1

Ces institutions ne sont point imitées de la législation romaine ; elles y sont contraires à ce point que c’est du droit romain que l’on s’est servi pour les transformer et les abolir. Leur physionomie est originale et les distingue parmi toutes les lois que se sont données les hommes. Elles correspondent symétriquement entre elles, et, toutes ensemble, forment un corps composé de parties si serrées que les articles de nos codes modernes ne sont pas plus étroitement unis ; lois savantes, à l’usage d’une société à demi grossière.

Comment une pareille législation a-t-elle pu se former, se répandre, se généraliser enfin en Europe ? Mon but n’est pas de le rechercher. Ce qui est certain, c’est qu’au moyen âge elle se retrouve plus ou moins partout en Europe, et que, dans beaucoup de pays, elle règne à l’exclusion de toutes les autres.

J’ai eu occasion d’étudier les institutions politiques du moyen âge en France, en Angleterre et en Allemagne, et, à mesure que j’avançais dans ce travail, j’étais rempli d’étonnement en voyant la prodigieuse similitude qui se rencontre entre toutes ces lois, et j’admirais comment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux avaient pu s’en donner de si semblables. Ce n’est pas qu’elles ne varient sans cesse et presque à l’infini dans les détails, suivant les lieux ; mais leur fond est partout le même. Quand je découvrais dans la vieille législation germanique une institution politique, une règle, un pouvoir, je savais d’avance qu’en cherchant bien je retrouverais quelque chose de tout semblable, quant à la substance, en France et en Angleterre, et je ne manquais pas de l’y retrouver en effet. Chacun de ces trois peuples m’aidait à mieux comprendre les deux autres.

Chez tous les trois le gouvernement est conduit d’après les mêmes maximes, les assemblées politiques formées des mêmes éléments et munies des mêmes pouvoirs. La société y est divisée de la même manière, et la même hiérarchie se montre entre les différentes classes; les nobles y occupent une position identique ; ils ont mêmes privilèges, même physionomie, même naturel : ce ne sont pas des hommes différents, ce sont proprement partout les mêmes hommes.

Les constitutions des villes se ressemblent; les campagnes sont gouvernées de la même manière. La condition des paysans est peu différente; la terre est possédée, occupée, cultivée de même, le cultivateur soumis aux mêmes charges. Des confins de la Pologne à la mer d’Irlande, la seigneurie, la cour du seigneur, le fief, la censive, les services à rendre, les droits féodaux, les corporations, tout se ressemble. Quelquefois les noms sont les mêmes, et, ce qui est plus remarquable encore, un seul esprit anime toutes ces institutions analogues. Je crois qu’il est permis d’avancer qu’au XIVe siècle les institutions sociales, politiques, administratives, judiciaires, économiques et littéraires de l’Europe, avaient plus de ressemblance entre elles qu’elles n’en ont peut-être même de nos jours, où la civilisation semble avoir pris soin de frayer tous les chemins et d’abaisser toutes les barrières.

Il n’entre pas dans mon sujet de raconter comment cette ancienne constitution de l’Europe2 s’était peu à peu affaiblie et délabrée; je me borne à constater qu’au XVIIIe siècle elle était partout à moitié ruinée. Le dépérissement était en général moins marqué à l’orient du continent, plus à l’occident; mais en tous lieux la vieillesse et souvent la décrépitude se faisaient voir.

Cette décadence graduelle des institutions propres du moyen âge se suit dans leurs archives. On sait que chaque seigneurie possédait des registres nommés terriers, dans lesquels, de siècle en siècle, on indiquait les limites des fiefs et des censives, les redevances dues, les services à rendre, les usages locaux. J’ai vu des terriers du XIVe siècle qui sont des chefs-d’œuvre de méthode, de clarté, de netteté et d’intelligence. Ils deviennent obscurs, indigestes, incomplets et confus, à mesure qu’ils sont plus récents, malgré le progrès général des lumières. Il semble que la société politique tombe en barbarie dans le même temps que la société civile achève de s’éclairer.

En Allemagne même, où la vieille constitution de l’Europe avait mieux conservé qu’en France ses traits primitifs, une partie des institutions qu’elle avait créées étaient déjà partout détruites. Mais c’est moins encore en voyant ce qui lui manque qu’en considérant en quel état se trouve ce qui lui reste qu’on juge des ravages du temps.

Les institutions municipales, qui au XIIIe et au XIVe siècle avaient fait des principales villes allemandes de petites républiques riches et éclairées, existent encore au XVIIIe3; mais elles n’offrent plus que de vaines apparences. Leurs prescriptions paraissent en vigueur ; les magistrats qu’elles ont établis portent les mêmes noms et semblent faire les mêmes choses ; mais l’activité, l’énergie, le patriotisme communal, les vertus mâles et fécondes qu’elles ont inspirées ont disparu. Ces anciennes institutions se sont comme affaissées sur elles-mêmes sans se déformer.

Tous les pouvoirs du moyen âge qui subsistent encore sont atteints de la même maladie; tous font voir le même dépérissement et la même langueur. Bien plus, tout ce qui, sans appartenir en propre à la constitution de ce temps, s’y est trouvé mêlé et en a retenu l’empreinte un peu vive, perd aussitôt sa vitalité. Dans ce contact, l’aristocratie contracte une débilité sénile ; la liberté politique elle-même, qui a rempli tout le moyen âge de ses oeuvres, semble frappée de stérilité partout où elle conserve les caractères particuliers que le moyen âge lui avait donnés. Là où les assemblées provinciales ont gardé, sans y rien changer, leur antique constitution, elles arrêtent le progrès de la civilisation plutôt qu’elles n’y aident; on dirait qu’elles sont étrangères et comme impénétrables à l’esprit nouveau des temps. Aussi le cœur du peuple leur échappe et tend vers les princes. L’antiquité de ces institutions ne les a pas rendues vénérables ; elles se discréditent, au contraire, chaque jour en vieillissant ; et, chose étrange, elles inspirent d’autant plus de haine qu’étant plus en décadence elles semblent moins en état de nuire. « L’état de chose existant, dit un écrivain allemand, contemporain et ami de cet ancien régime, paraît être devenu généralement blessant pour tous et quelquefois méprisable. Il est singulier de voir comme on juge maintenant avec défaveur tout ce qui est vieux. Les impressions nouvelles se font jour jusqu’au sein de nos familles et en troublent l’ordre. Il n’y a pas jusqu’à nos ménagères qui ne veulent plus souffrir leurs anciens meubles. » Cependant, en Allemagne, à la même époque, comme en France, la société était en grande activité et en prospérité toujours croissante. Mais faites bien attention à ceci ; ce trait complète le tableau : tout ce qui vit, agit, produit est d’origine nouvelle, non seulement nouvelle, mais contraire.

C’est la royauté qui n’a plus rien de commun avec la royauté du moyen âge, possède d’autres prérogatives, tient une autre place, a un autre esprit, inspire d’autres sentiments; c’est l’administration de l’État qui s’étend de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux ; c’est la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace de plus en plus le gouvernement des nobles. Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d’après des procédés, suivent des maximes que les hommes du moyen âge n’ont pas connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à un état de société dont ils n’avaient pas même l’idée.

En Angleterre, où l’on dirait au premier abord que l’ancienne constitution de l’Europe est encore en vigueur, il en est aussi de même. Si l’on veut oublier les vieux noms et écarter les vieilles formes, on y trouvera dès le XVIIe siècle le système féodal aboli dans sa substance, des classes qui se pénètrent, une noblesse effacée, une aristocratie ouverte, la richesse devenue la puissance, l’égalité devant la loi, l’égalité des charges, la liberté de la presse, la publicité des débats; tous principes nouveaux que la société du moyen âge ignorait. Or ce sont précisément ces choses nouvelles qui, introduites peu à peu et avec art dans ce vieux corps, l’ont ranimé, sans risquer de le dissoudre, et l’ont rempli d’une fraîche vigueur en lui laissant des formes antiques. L’Angleterre du XVIIe siècle est déjà une nation toute moderne, qui a seulement préservé dans son sein et comme embaumé quelques débris du moyen âge.

Il était nécessaire de jeter ce coup d’œil rapide hors de la France pour faciliter l’intelligence de ce qui va suivre; car quiconque n’a étudié et vu que la France ne comprendra jamais rien, j’ose le dire, à la révolution française.

Notes de bas de pages :

1 À la fin du moyen âge, le droit romain devint la principale et presque la seule étude des légistes allemands; la plupart d’entre eux, à cette époque, faisaient même leur éducation hors d’Allemagne, dans les universités d’Italie. Ces légistes, qui n’étaient pas les maîtres de la société politique, mais qui étaient chargés d’expliquer et d’appliquer ses lois, s’ils ne purent abolir le droit germanique, le déformèrent du moins de manière à le faire entrer de force dans le cadre du droit romain. Ils appliquèrent les lois romaines à tout ce qui semblait, dans les institutions germaniques, avoir quelque analogie éloignée avec la législation de Justinien; ils introduisirent ainsi un nouvel esprit, de nouveaux usages dans la législation nationale ; elle fut peu à peu transformée de telle façon qu’elle devint méconnaissable, et qu’au XVIIe siècle, par exemple, on ne la connaissait pour ainsi dire plus. Elle était remplacée par un je ne sais quoi qui était encore germanique par le nom et romain par le fait.

J’ai lieu de croire que, dans ce travail des légistes, beaucoup des conditions de l’ancienne société germanique s’empirèrent, notamment celle des paysans ; plusieurs de ceux qui étaient parvenus à garder jusque-là tout ou partie de leurs libertés ou de leurs possessions les perdirent alors par des assimilations savantes à la condition des esclaves ou des emphytéotes romains.

Cette transformation graduelle du droit national, et les efforts inutiles qui furent faits pour s’y opposer, se voient bien dans l’histoire du Wurtemberg.

Depuis la naissance du comté de ce nom, en 1250, jusqu’à la création du duché, en 1495, la législation est entièrement indigène ; elle se compose de coutumes, de lois locales faites par les villes ou par les cours des seigneurs, de statuts promulgués par les états; les choses ecclésiastiques seules sont réglées par un droit étranger, le droit canonique.

À partir de 1495, le caractère de la législation change le droit romain commence à pénétrer; les docteurs, comme on les appelait, ceux qui avaient étudié le droit dans les écoles étrangères, entrent dans le gouvernement et s’emparent de la direction des hautes cours. Pendant tout le commencement du XVe siècle, et jusqu’au milieu, on voit la société politique soutenir contre eux la même lutte qui avait lieu à cette même époque en Angleterre, mais avec un tout autre succès. Dans la diète de Tubingue, en 1514, et dans celles qui lui succèdent, les représentants de la féodalité et les députés de villes font toutes sortes de représentations contre ce qui se passe; ils attaquent les légistes, qui font irruption dans toutes les cours et changent l’esprit ou la lettre de toutes les coutumes et de toutes les lois. L’avantage paraît d’abord être de leur côté ; ils obtiennent du gouvernement la promesse qu’on placera désormais dans les hautes cours des personnes honorables et éclairées, prises dans la noblesse et dans les états du duché, et pas de docteurs, et qu’une commission, composée d’agents du gouvernement et de représentants des états, dressera le projet d’un code qui puisse servir de règle dans tout le pays. Efforts inutiles! Le droit romain finit bientôt par chasser entièrement le droit national d’une grande partie de la législation, et par planter ses racines jusque sur le terrain même où il laisse cette législation subsister.

Ce triomphe du droit étranger sur le droit indigène est attribué par plusieurs historiens allemands à deux causes : 10 au mouvement qui entraînait alors tous les esprits vers les langues et les littératures de l’antiquité, ainsi qu’au mépris que cela faisait concevoir pour les produits intellectuels du -génie national ; à l’idée, qui avait toujours préoccupé tout le moyen âge allemand et qui se fait jour même dans la législation de ce temps, que le saint-empire est la continuation de l’empire romain, et que la législation de celui-ci est un héritage de celui-là..

Mais ces causes ne suffisent pas pour faire comprendre que ce même droit se soit, à la même époque, introduit sur tout le continent de l’Europe à la fois. Je crois que cela vint de ce que, dans le même temps, le pouvoir absolu des princes s’établissait solidement partout sur les ruines des vieilles libertés de l’Europe, et de ce que le droit romain, droit de servitude, entrait merveilleusement dans leurs vues.

Le droit romain, qui a perfectionné partout la société civile, partout a tendu à dégrader la société politique, parce qu’il a été principalement l’œuvre d’un peuple très civilisé et très asservi. Les rois l’adoptèrent donc avec ardeur, et l’établirent partout où ils furent les maîtres. Les interprètes de ce droit devinrent dans toute l’Europe leurs ministres ou leurs principaux agents. Les légistes leur fournirent au besoin l’appui du droit contre le droit même. Ainsi ont-ils souvent fait depuis. A côté d’un prince qui violait les lois, il est très rare qu’il n’ait pas paru un légiste qui venait assurer que rien n’était plus légitime, et qui prouvait savamment que la violence était juste et que l’opprimé avait tort.

2 Toutes les monarchies étant devenues absolues vers la même époque, il n’y a guère d’apparence que ce changement de constitution tint à quelque circonstance particulière qui se rencontra par hasard au même moment dans chaque État, et l’on croit que tous ces événements semblables et contemporains ont dû être produits par une cause générale qui s’est trouvée agir également partout à la fois.

Cette cause générale était le passage d’un état social à un autre, de l’inégalité féodale à l’égalité démocratique. Les nobles étaient déjà abattus et le peuple ne s’était pas encore élevés, les uns trop bas et l’autre pas assez haut pour gêner les mouvements du pouvoir. Il y a là cent cinquante ans. qui ont été comme l’âge d’or des princes, pendant lesquels ils eurent en même temps la stabilité et la toute-puissance, choses qui d’ordinaire s’excluent : aussi sacrés que les chefs héréditaires d’une monarchie féodale, et aussi absolus que le maître d’une société démocratique.

3 – Villes impériales (Reichsstädte).

D’après les historiens allemands, le plus grand éclat de ces villes fut aux XIVe et XVe siècles. Elles étaient alors l’asile de la richesse, des arts, des connaissances, les maîtresses du commerce de l’Europe, les plus puissants centres de la civilisation. Elles finirent, surtout dans le nord et le sud de l’Allemagne, par former avec les nobles qui les environnaient des confédérations indépendantes, comme en Suisse les villes avaient fait avec les paysans.

Au XVIe siècle elles conservaient encore leur prospérité ; mais l’époque de la décadence était venue. La guerre de Trente Ans acheva de précipiter leur ruine ; il n’y en a presque pas une qui n’ait été détruite ou ruinée dans cette période.

Cependant le traité de Westphalie les nomme positivement et leur maintient la qualité d’états immédiats, c’est-à-dire qui ne dépendent que de l’Empereur; mais les souverains qui les avoisinent d’une part, de l’autre l’Empereur lui-même, dont le pouvoir, depuis la guerre de Trente Ans, ne pouvait guère s’exercer que sur ces petits vassaux de l’Empire, renferment chaque jour leur souveraineté dans des limites très étroites. Au XVIIIe siècle on les voit encore au nombre de cinquante et une ; elles occupent deux bancs dans la diète et y possèdent une voix distincte ; mais, en fait, elles ne peuvent plus rien sur la direction des affaires générales.

Au dedans elles sont toutes surchargées de dettes; celles-ci viennent en partie de ce qu’on continue à les taxer pour les impôts de l’Empire suivant leur ancienne splendeur, en partie de ce qu’elles sont très mal administrées. Et ce qui est bien remarquable, c’est que cette mauvaise administration semble dépendre d’une maladie secrète qui est commune à toutes, quelle que soit la forme de leur constitution; que celle-ci soit aristocratique ou démocratique, elle donne lieu à des plaintes sinon semblables, au moins aussi vives : aristocratique, le gouvernement est, dit-on, devenu la coterie d’un petit nombre de familles : la faveur, les intérêts particuliers font tout ; démocratique, la brigue, la vénalité y apparaissent de toutes parts. Dans les deux cas on se plaint du défaut d’honnêteté et de désintéressement de la part des gouvernements. Sans cesse l’Empereur est obligé d’intervenir dans leurs affaires pour tâcher d’y rétablir l’ordre. Elles se dépeuplent, elles tombent dans la misère. Elles ne sont plus les foyers de la civilisation germanique ; les arts les quittent pour aller briller dans les villes nouvelles, créations des souverains, et qui représentent le monde nouveau. Le commerce s’écarte d’elles; leur ancienne énergie, leur vigueur patriotique disparaissent; Hambourg, à peu près seul, reste un grand centre de richesse et de lumières, mais par suite de causes qui lui sont particulières.

%d blogueurs aiment cette page :